Camille participa à peine à la conversation en cours et se dirigea vers la cuisine. Jean-Michel avait fait son jogging dans la matinée et n’avait pu se mettre aux fourneaux. Camille, ne sachant pas cuisiner, avait décidé de faire des pâtes à la bolognaise. Elle était ainsi certaine de ne pas se louper. Son incapacité à faire un repas de gourmet était connue depuis des lustres. Elle ne s’en cachait plus et préférait faire simple plutôt que compliqué et tout rater. Une fois, elle s’était risquée à faire un risotto accompagné d’une blanquette de veau. Un désastre tant pour elle que pour ses invités qui s’étaient poliment forcés à finir leurs assiettes. Le risotto ressemblait à un gratin de riz, la blanquette était trop cuite, la sauce inexistante. Immangeable. Au moment de proposer à nouveau du risotto, les convives lui avaient fait faux bond, comptant sur le dessert. Heureusement pour eux, celui-ci était un gâteau surgelé de chez Picard. Malheureusement pour eux, elle avait omis de le sortir du congélateur 4 heures avant la dégustation (comme préconisé sur l’emballage). Le gâteau - un succès aux noix, dont le succès fut plus que mitigé - s’apparentait à une bûche glacée. Chacun avait repoussé son assiette, comptant désormais sur le repas du soir.
Ne supportant pas que les invités repartent le ventre vide, et pour en finir avec le sadomasochisme, elle avait décidé que lorsqu’elle prendrait les rênes du piano, elle ferait illico des pâtes à la bolo. Simple, efficace et bon.
Après avoir mis les spaghettis dans l’eau bouillante, Camille rejoint le groupe.
Jean-Michel, fidèle à lui-même, amusait la galerie. Il apostropha Camille :
- Alors c’était qui tout à l’heure ?
- C’était Mona, elle n’avait pas le moral, la pauvre…
- Bah elle l’a cherché. Regarde, elle ne s’occupe même plus d’elle, c’est normal que Patrick aille voir ailleurs
- Mais t’es un goujat ma parole ! si elle se laisse aller, c’est qu’elle est déprimée, de toute évidence
- Elle se laissait aller bien avant qu’il aille voir ailleurs
Ne sachant pas quoi répondre à cette affirmation, Camille chercha un appui de la part des deux filles :
- Les filles, vous en pensez quoi ?
Celles-ci n’avaient visiblement pas envie de se mouiller dans cette histoire d’adultère :
- Je ne connais ni les tenants, ni les aboutissants… dit Josy, qui n’avait pourtant aucune origine Suisse
Arté pris son relais :
- Ça ne me choque pas qu’il la trompe s’il aime encore sa femme, coucher et aimer sont deux choses différentes, non ?
- Ah ! j’aime cette vision des choses Arté ! dit Jean-Michel satisfait
- Enfin Jean-Mi, reprit Arté, s’il couche à droite à gauche et qu’il compte sur sa femme juste pour la popotte, élever les gosses et faire le ménage, là cela devient embarrassant, tu me suis ?
- Je te suis ma belle, dit-il d’un air malicieux
- Oups mes pâtes ! interrompit Camille, comme pour mettre fin à cette conversation qui la mettait mal à l’aise. Elle ne supportait pas l’idée qu’on puisse faire du mal à Mona et encore moins que son mari puisse le concevoir.
Elle se rendit dans la cuisine, et les pâtes étaient effectivement trop cuites. La sauce bolognaise, elle, elle ne pouvait pas la rater. Il suffisait de prendre le pot en verre et le verser sur la plâtrée de pâtes trop cuites.
Un gâteau de pâtes. Encore un menu original en perspective. Les invités se régaleraient et mettraient deux jours à digérer. Camille hésita entre envoyer ses convives chez le médecin ou leur épargner le repas.
Et puis non, elle n’aimait pas gâcher. Tant pis, ils se rattraperont sur le dessert. Elle avait eu la chouette idée de commander le gâteau à la pâtisserie de l’avenue Gambetta. Une enseigne réputée, une valeur plus sûre que les pâtes à la bolo façon Camille.
Elle fit glisser le contenu de la casserole dans un plat. Si elle avait raté le menu, elle se devait de soigner la présentation.
Elle arriva à nouveau dans le salon, exhibant fièrement les pâtes. Elle avait le don d’y croire, quand tout était perdu d’avance.
Les filles s’exclamèrent :
- Ah ! les voilà ! les fameuses pâtes à la bolo ! je sens qu’on va se régaler ! tu as du gruyère Camille ? dit Arté
- Je vais le chercher de ce pas ! et oui, vous allez trouver cela succulent, je crois même que ce sont les meilleures depuis plusieurs mois, dit-elle en essayant de s’en persuader.
Jean-Mi lui lança :
- Ma puce, je ne voulais pas te froisser tout à l’heure, tu ne m’en veux pas ?
- Non, pourquoi t’en voudrais-je ? dit-elle d’un ton sec.
Visiblement, elle lui en voulait.
Tandis que chacun tentait de se servir (découpant sauvagement le gâteau de pâtes, à la guerre comme à la guerre), Jean-Michel versa un petit rosé Bardolino dans les verres d’Arté et Josy. Il épargna soigneusement celui de Camille, qui s’empressa de remplir sa coupe de jus d’orange.
Jean-Michel avait connu Arté à Nancy lors d’une préparation à un concours administratif. C’était bien avant que Jean-Mi ne soit marié à Camille, et qu’Arté ne soit en couple avec Josy - qui s’appelait en réalité Josette. Elle détestait son prénom, et n’avait jamais pu pardonner à ses parents de l’avoir prénommée ainsi. Pourquoi pas Lucette, tant qu’on y était.
Jean-Mi et Arté avaient été colocataires durant quelques mois, puis leurs chemins s’étaient séparés. Arté avait obtenu son concours de catégorie B, et Jean-Michel avait intégré l’armée.
Aujourd’hui ils habitaient chacun sur Paris, mégapole qui favorisait les percées carriéristes. Le temps avait passé, mais leur complicité n’avait pas flanché.
Jean-Michel lança la discussion sur les relations entre homosexuelles. Cela l’intriguait depuis quelque temps déjà :
- Dites les filles, ça m’a toujours turlupiné vos histoires de foufounes, comment ça se passe en vrai ?
- Tu n’y vas pas par quatre chemins ! rétorqua Josy
- Je suis plutôt direct oui… alors ? interrogea-t-il avec le sourire
Arté, pas le moins du monde gênée par les questions indiscrètes, répondit :
- Pour faire simple, la relation entre deux femmes c’est beaucoup de préliminaires, de tendresse…
- D’accord, vous jouez à touche pipi, en fait ?
- Tu fais dans le romantisme Jean-Mi…
- Oui Jean-Mi, tu me fais honte là, dit Camille le sourire aux lèvres.
Car même si elle participait peu à la discussion, elle aussi s’interrogeait sur les relations entre gays.
On était en 1985, les homosexuels se cachaient (excepté Artémise qui faisait figure d’OVNI dans le milieu), l’épidémie du SIDA avait explosé, les militants antis gay et fascistes étaient monnaie courante. Et les mœurs des homos étaient un mystère pour Camille et Jean-Michel.
Mais contrairement à beaucoup, ils savaient que l’homosexualité n’était pas contagieuse, que toutes les lesbiennes n’étaient pas fatalement touchées par le virus du SIDA et que celui-ci ne s’attrapait pas en s’embrassant sur la bouche.
Arté se fichait du quand dira-t-on et n’hésitait pas à tenir la main de Josy dans la rue. Au travail, c’était différent, elle se métamorphosait pour rentrer dans le moule. Oubliées les tenues excentriques et le maquillage à outrance, elle arborait des tenues sobres et ne s’affichait pas au bras de sa partenaire, au risque de se retrouver au placard.
Camille osa :
- Mais, si vous voulez un enfant un jour… comment allez-vous vous y prendre ?
Arté, mâchouillant ses pâtes longuement et difficilement, laissa Josy répondre :
- Eh bien, nous n’y avons pas encore réfléchi. Mais nous ne sommes pas certaines de vouloir un jour un enfant….
- Ah, ça ne vous attire pas ? ou c’est parce que vous faites une croix dessus tout simplement ?
- Non, ce n’est pas ça… déjà, cela fait deux ans à peine que nous sommes ensemble et puis dans la société actuelle… les mentalités anti gays… ce ne serait pas un cadeau pour lui ou elle…
Jean-Mi intervint :
- Pff, les gens sont cons… En tout cas si un jour je peux vous proposer mes services pour faire un marmot…
Camille savait qu’il plaisantait, et se tourna vers lui en lui infligeant une petite tape amicale sur la tête :
- Ah la la, je ne sais pas vous, mais je ne supporte plus son humour ! la faute aux hormones qui sait ?
Arté, qui avait fini sa bouchée et faisait une pause avant de finir son assiette, lui lança :
- Tu sais que depuis le début du repas je me posais la question ! enceinte ou pas enceinte ? bizarre ce petit jus d’orange alors que d’habitude tu ne jures que par l’alcool !
- Traites moi d’alcoolo aussi. Enfin, ce n’est pas ce que tu crois, ma langue a fourché, tenta Camille pour se rattraper
- A d’autres… !
- Bon c’est tout neuf les filles, alors motus et bouche cousue, s’empressa-t-elle de répondre
- Hiiiiiiiiiiiiii ! attends que je t’embrasse
Et Arté se leva de sa chaise pour sauter au cou de Camille qui était assise en face d’elle. Jean-Michel semblait muet tout à coup alors que sa femme avait les larmes aux yeux, en proie effectivement aux foutues hormones.
Josy se contenta de sourire. Elle n’était pas du genre à sauter au plafond lorsqu’on lui annonçait une bonne nouvelle. Même lorsqu’elle avait obtenu son permis, après deux échecs et beaucoup d’abnégation, elle avait souri simplement. Quand elle eut son bac, du premier coup, elle se dit intérieurement que c’était chouette. Elle était la pondération, Artémise l’explosion.
Perdue sans ses pensées, elle fut surprise par la sonnerie du téléphone.
Jean-Michel, cette fois, se leva et alla décrocher. C’était Paulette. Il posa le combiné sur son épaule et se tourna vers sa femme pour lui passer la communication.
Tandis que Camille prenait l’appel, Jean-Michel se rassit et pris une poignée de pâtes pour la donner à Sixte, celle-ci tournait autour de lui depuis le début du repas.
Le Yorkshire devait certainement son obésité aux échecs culinaires de sa maîtresse. Que celui qui n’a jamais donné à manger à Sixte lors d’un repas cuisiné par Camille lui jette la première pierre.
Sixte avait une allure de boudin sur pattes. Et cela n’irait pas en s’arrangeant si Camille persistait à nier l’existence des livres de cuisine. C’était presque une question de vie ou de mort pour cette pauvre bête. |